YM — Avant l'arrivée des IA disponibles au grand public, pourriez-vous décrire le fonctionnement de votre studio ? Quels étaient les processus créatifs et les outils de création utilisés avant l'apparition de ces nouvelles technologies au sein de votre studio ?

SB — La description du fonctionnement du studio est à la fois simple et complexe.
Pour résumer dans le champs du design visuel et dans l’idéal:

1. nous rencontrons un commanditaire

2. il exprime une commande

3. nous interrogeons l’expression de cette commande

4. il valide notre définition du problème à résoudre et nous donne un peu d’argent (pour commencer)

5. nous proposons un axe de réponse visuelle au problème (1 axe, plusieurs branches parfois)

6. le commanditaire valide une des branches

7. nous développons, finalisons et livrons la proposition

8. le commanditaire valide cette livraison, nous donne le reste de l’argent et utilise notre solution

L’enjeux avec le terme «nouvelles» technologies c'est qu'il est biaisé. Il y a toujours de «nouvelles» technologies, tous les ans, tous les mois. Elles apparaissent et ouvrent des potentialités. Sans cesse. La vraie question est de savoir ce que l'on souhaite en faire. Nous utilisons quasiment les mêmes approches et processus au studio depuis 2007. Sauf que ceux-ci évoluent continuellement au contact des technologies (parfois nouvelles) ou des rencontres ou des découvertes. Je ne crois pas au avant/après mais plutôt à des glissements, des évolutions, des transformations.

YM — Le studio manifestait-il déjà de l'intérêt pour ces technologies, notamment avant 2017, date de l'atelier aux Stereolux ?

SB — Avant 2017 et l'atelier à Stereolux, nous connaissions bien sûr les enjeux autour des domaines de l’IA mais sans les interroger. Toute nouveauté ne nous excite pas forcément. Parfois nous ne percevons pas les potentialités. C'est le cas pour les casques de réalité virtuelle par exemple. Meta a voulu nous "vendre" un Metavers magique mais connaissant Second Life créé en 2003, je n'ai pas compris ce que cela apporterait à nos métier. Pas grand chose, a priori, vu l’arrêt des investissements de Meta autour de ce sujet. 

YM — Lors des workshops donnés par ChevalVert au Stéréolux en 2017, comment avez-vous fait découvrir ces outils, et comment les avez-vous rendus accessibles au public ? En somme, comment avez-vous pensé l'organisation de votre workshop et sa préparation ?

SB — Nous avons développé pour le workshop des idées sous la forme de "briques" technologique que l'on pouvait assembler et sur lesquelles on les participants pourraient s’appuyer. Ça a pas mal fonctionné je crois.

YM — Ce workshop a-t-il constitué un changement dans les pratiques de votre studio ?

SB — Oui, nous avons compris que le terme IA recouvre de multiples réalités et que la plupart du temps ce terme IA était mal utilisé (dans la presse, part les étudiants et même certains professionnels). Par exemple, la plupart du temps quand on parle d’IA, on évoque en réalité le machine learning qui met en place des processus d’apprentissages statistiques basés sur des bases de données d’images, par exemple. Mais forcément, présenté comme cela, c'est forcément moins "magique" que le terme INTELLIGENCE ARTIFICIELLE… Une des trois lois de Clarke dit d’ailleurs: "Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie". La popularité de IA sur le grand public repose complètement sur cela. Comme il est difficile de comprendre réellement ce qui se passe, cela apparaît un peu comme "magique". Mais ça ne l'est pas. C'est juste des mathématiques. Des statistiques et des probabilités. Bref, je reviens à la question. En apparence, cela n’a pour l’instant pas changé grand chose. Nous avons toujours utilisé le code et sa générativité (les mathématiques donc) depuis 2007. J'ai eu l’occasion d'utiliser les puissance de certains nouveaux processus et c’est vrai que c'est puissant, mazette. Si on ne lui en fournit pas L’IA n'est pas (encore) dotée d’intention devant un problème de design, cela est un point crucial.
Paradoxalement, je dirais même que la présence de l’IA nous pousse de plus en plus à voir la beauté de ce qui échappe à la machine, la main, le tracé, le rapport au corps, l’imperfection humaine.

YM — Le studio utilise-t-il actuellement des technologies d'intelligence artificielle ? Si oui, lesquelles et depuis combien de temps ? En quoi les IA interviennent-elles dans le processus créatif de votre studio, quel rôle remplissent-elles ?

SB — Non ou très peu. Nous avons testé certains outils comme Stable Diffusion, ClipDrop, https://huggingface.co/ etc

YM — Quelle est votre vision et votre opinion concernant l'émergence de ces nouvelles technologies, notamment leur impact sur l'évolution des interfaces de création ? (Passer de logiciels PAO à des outils prenant la forme d'une page web nécessitant un prompt)

SB — Nous travaillons depuis quelques années sur des générateurs en ligne (fabrication et développement au studio notamment avec mon collègue Arnaud Juracek). Des logiciels comme Figma ont aussi contribué à faire évoluer énormément les interfaces de PAO classique. Le multi-utilisateur, la gestion de variables ou de composants.

YM — Les IA ont généralement besoin de "prompts" pour fonctionner. Comment s'est passée l'appréhension de ces "prompts" dans votre studio ? Cette façon de concevoir les outils et de les utiliser a-t-elle eu un impact sur votre workflow ? (A-t-elle changé votre façon de travailler ?)

SB — Nous utilisons très peu de prompt au final pour le moment. Le processus de design est beaucoup plus complexe qu'un prompt bien sûr. Le prompt correspond à un moment très particulier pour "remplir un espace" ou créer un premier input.

YM — Pensez-vous que ces outils vont avoir un rôle dans l'évolution de notre métier, et à quelle échelle ? Pensez-vous qu'ils amèneront une révolution similaire à l'apparition des outils de PAO ?

SB — Il est difficile de comparer les deux car le prompt en lui-même n’est qu'une "super" fonction qui vient se positionner avant, après. Au sein d’un logiciel de PAO ou d’une application dédiée en ligne. D'ailleurs, Adobe intègre aussi à présent cette notion de prompt d'ailleurs via Firefly il me semble.

YM — Selon vous, l'IA offre-t-elle une pleine liberté de création ? Existe-t-il des limites liées à ces outils à prendre en compte ? Trouvez-vous que les intelligences artificielles sont gangrenées par une certaine censure, et que celle-ci fait obstacle à une forme de production libre ?

SB — ni plus ni moins qu'un crayon. — pas moins qu'un crayon. — oui certaines bases de données sont biaisées et peuvent être (au choix) racistes, misogynes, transphobes etc. Et ce n'est pas l’outil qu'il faut blâmer, il n'y peut rien. C'est son créateur humain qui vit lui-même dans une société où les stéréotypes véhiculés peuvent être (au choix) raciste, misogyne, transphobe… Mais pas que ! Heureusement…

YM — À votre avis, pourquoi les IA proposent-elles toujours différentes propositions, généralement au nombre de quatre ?

SB — C'est un équilibre entre utilisation de la puissance machine et de la possibilité d'avoir une "option" intéressante. Il ne faut pas oublier que les processus de génération basé sur Stable Diffusion par exemple sont excessivement énergivores (beaucoup plus que la PAO classique). Le format carré est aussi souvent proposé ainsi que la (très basse) résolution de 512x512 ou 1024x1024.

YM — Selon vous, est-il devenu indispensable de nos jours de laisser de la place à l'IA dans notre métier ? Est-ce que être réfractaire à ce genre de technologie ne reviendrait pas à se tirer une balle dans le pied aujourd'hui ?

SB — Non. Non, sans être réfractaire il est aussi possible de tenir une position réservée par rapport à cette émergence. La nuance et le temps sont souvent bons conseillers pour appliquer un jugement.

YM — Je constate fréquemment dans la presse que l'on évoque le remplacement futur des designers par les IA. Comment les designers peuvent-ils répondre à cette problématique ? Comment les designers devraient-ils se placer face à cette problématique ? Pensez-vous que cette agitation et cette inquiétude sont justifiées ?

SB — La presse doit vendre, elle caricature et n’affectionne pas forcément la nuance. Sauf parfois en arrivant à la toute fin d’un article pour ne pas se voir taxer de caricature justement. Je pense que cette agitation est légitime et nous devons rester méfiants. Rien n’est acquis, comme en démocratie. 

YM — Quelles sont les contraintes ou limites actuelles que vous avez rencontrées lorsque vous mettez l'intelligence artificielle au centre de votre processus de création ? Comment jouez-vous autour de ces contraintes et limites ? Pensez-vous qu'elles pourront être totalement exemptes de défauts à l'avenir ? Une symbiose est-elle possible avec les designers ?

SB — On ne la met pas au centre de nos créations pour le moment. Nous ne ressentons pas le besoin de le faire. Une symbiose est obligatoire entre un artiste et ses outils, sinon l’artiste les change et en cherche d’autres. Tout simplement. Tant que nous restons les artistes en portant nous même les intentions d’un projet ou d’une œuvre, ce sera à l’outil de se plier à nous, pas l’inverse. Quand les commanditaires commenceront à considérer un programme comme un artiste ou un concepteur à part entière, là nous ne pourrons plus faire ce métier de la même façon. La question à se poser est souhaite-t-on se passer d’une rencontre humaine pour une création ? En utilisant une IA, un utilisateur/commanditaire non-graphiste peut se sentir comme un créateur, mais en est-il un pour autant ? Est-ce que sa dépendance au programme lui permet-elle d’être créateur ? Ou simple utilisateur sur les épaules d’une base de données artistique motorisée par un outil statistique ? Tout moteur d’IA générative repose sur des données. Celles-ci ne tombent pas du ciel, elles viennent d’internet, de créateurs, d'artistes. Ne pas les prendre en compte revient à oublier de prendre soin de la source d’un fleuve. Dans quelques années, pour évoluer, les moteurs d’IA devront avaler de nouvelles bases de données avec de nouveau "style", de nouvelles approches. Celles-ci ne seront probablement pas créées pour un IA mais des humains créateurs au contact de la société, de ses évolutions et ses transformations.

YM — Enfin, pour terminer, comment voyez-vous l'influence réciproque entre la création et l'intelligence artificielle ? (Je sais que cette question a été abordée dans le cycle des workshops, je n'ai malheureusement pas pu assister à ces événements, mais j'aimerais connaître votre point de vue sur cette question).

SB — Cela revient à poser la question du lien entre la création et un outil. Il y a forcément une influence car l’outil est moyen pour parvenir à sa création.
En revanche, ce n'est qu'un moyen et l’usage d’un outil ne doit pas devenir une fin en soi, c’est ce que l'on va créer avec qui l’est.